traçabilité et covid 19

Traçabilité et COVID-19 : un mal pour un bien ?

Introduction

D’abord, je tiens à bien préciser qu’il ne s’agit que de mon analyse, mon avis et non une critique, je ne suis qu’un freelance dans le domaine de la traçabilité …. Et, avant d’exposer mon avis, je me félicite de toutes les initiatives en la matière et j’espère très sincèrement qu’une application efficace va être déployée et nous aider à lutter contre ce virus COVID-19 ou SARS-CoV-2. Il est facile d’écrire, mais bien plus difficile de faire, c’est pour cela que je respecte toutes les actions entreprises.

Je ne suis ni journaliste, ni politicien, et je n’ai pas toutes les informations, j’ai même du mal à suivre l’actualité à ce sujet. Je n’ai ni de conseil, ni de solution et encore moins de jugement à donner et je peux largement avoir tort ou me méprendre ! Si je sors de ma réserve, c’est parce que je suis seulement intéressé pour partager mon avis en tant que praticien et citoyen français, un avis qui est un retour d’expérience comportant un peu de sémantique, un peu de méthodologie, et un peu de fond, sans rien attendre en contrepartie.
Je vous souhaite donc une bonne lecture, en vous remerciant du temps que vous aurez consacré pour ce faire !

Jean-Luc VIRUEGA
Expert freelance en traçabilité – Traçabiliticien®
Docteur Ingénieur en Génie Industriel INP Grenoble
Expert près la Cour d’Appel de Montpellier

Un peu de sémantique : de la science au paradoxe

Le contact tracing, c’est de la traçabilité, pourquoi changer de terme ? Surtout que le terme anglais existe, c’est-à-dire traceability ! Et qu’il existe des définitions reconnues dont celle qui me semble la plus pertinente ici [1], est celle de la norme NF EN ISO 9000 : 2015, à savoir :

« 3.6.13 – traçabilité

aptitude à retrouver l’historique, la mise en œuvre ou l’emplacement d’un objet (3.6.1)
Dans le cas d’un produit (3.7.6) ou d’un service (3.7.7), la traçabilité peut être liée à :

  • l’origine des matériaux et composants ;
  • l’historique de réalisation ;
  • la distribution et l’emplacement du produit ou du service après livraison. »

Depuis 1996, année à laquelle j’ai commencé à m’intéresser à ce sujet, voici les principaux termes que j’ai pu relever : tracing, tracking, tracing ou tracking forward ou backward, traceur, traça, traqueur, tracker, solution de traçabilité, logiciel de traçabilité, technologie de traçabilité, track & trace ou T&T, backtracking et pour cette crise le contact tracing ou le traçage des contacts. Ce qui montre que les variations dans le vocabulaire ne sont pas nouvelles, et sont dues à mon avis à l’inexpérience de ceux qui les emploient. Cette situation provient du fait que peu de connaissances en traçabilité sont gravées dans le marbre, que ce n’est pas vraiment un domaine reconnu et que le cadre est différent, nouveau et souvent une crise.

Si la traçabilité n’est pas une science, alors est-ce une technologie ? Pas vraiment, pas seulement à mon avis. En effet, dans l’affirmative, quelle serait la technologie de référence ? On remarque qu’il n’y a pas une seule technologie pour tracer, mais une multitude ! Et aussi qu’il est possible de tracer à la main, je l’ai constaté dans certaines structures. D’autre part, il n’est pas précisé de technologie dans la définition [2]. Enfin, une technologie ne suffit pas à tracer, par exemple le marquage sur un produit ne se suffit pas à lui-même, sa lecture, son enregistrement et le traitement de cette information avec sa restitution sont nécessaires. Donc on peut considérer que la technologie quelle qu’elle soit est une partie de la traçabilité, et qu’il est réducteur de considérer qu’une technologie est de la traçabilité.

Si la traçabilité n’est ni une science, ni une technologie, alors qu’est-ce que c’est ? De mon point de vue, c’est un système, une pratique, une organisation, une aptitude dans la définition dont le savoir est empirique, à la croisée de différentes matières et « jeune », 60 ans tout au plus en industrie.

C’est aussi révélateur d’un paradoxe de la traçabilité, dans le sens où beaucoup de communautés pensent que la traçabilité fait partie de leur champ de connaissances et de compétences, alors qu’en matière d’enseignement, qui a eu un cours ou un diplôme en traçabilité ? Et en matière de compétences, qui est aujourd’hui responsable traçabilité ? Ou qui encore est agréé en traçabilité dans son domaine ? A ma connaissance très peu ou très récemment (à partir des années 2000) voire pas du tout, car la traçabilité est un sujet qui est très longtemps resté en retrait et en filigrane dans tous les domaines professionnels où beaucoup en ont fait et en font encore sans le savoir. D’une pratique implicite, elle est devenue explicite grâce à la métrologie, aux normes d’assurance et de management de la qualité et surtout aux crises.

Au bilan, même si la traçabilité n’est pas une science, on peut quand même utiliser des principes scientifiques, à savoir commencer par sa définition avec une source reconnue, ce qui est un minimum. Au vu de la définition présentée au-dessus, il est donc bien question ici d’un système de traçabilité des contacts humains. CQFD

Un peu de méthodologie : du paradoxe aux pièges

Comment donc développer un tel système ? Je n’ai pas de réponse toute faite, mais j’ai réalisé depuis longtemps que cela ne se faisait pas en commençant par la technologie, en l’occurrence ici l’informatique. D’expérience, le développement d’un système de traçabilité est toujours un double problème : un problème de départ, qui constitue le besoin déclencheur et un deuxième problème qui apparait ensuite, car l’instauration de ce système modifie et perturbe l’organisation en place, ce qui est le cas encore une fois ici.

La méthode que j’utilise passe par la notion de besoin fonctionnel qui pose le point de départ de la démarche. Pourquoi faire ? Qu’est-ce que je trace ? Ces deux questions ne conduisent pas à des réponses si évidentes que cela, y compris pour lutter contre le COVID-19. En effet, la traçabilité des contacts humains est un besoin, mais il n’est pas le seul. La traçabilité de l’épidémie, du virus et de son origine toujours mystérieuse, des personnes contaminées (asymptomatiques ou non), la traçabilité de l’état de santé de la population avec la température ou encore la traçabilité des masques, du gel hydro alcoolique et des tests sont aussi des besoins importants. Pourquoi donc commencer et se limiter à la traçabilité des contacts humains ? Parce que les autres pays « bons élèves » durant cette crise l’ont fait ? Parce que c’est le maximum que la population peut accepter ou tolérer ?

Cette situation est donc paradoxale, à savoir que le collectif a besoin de traçabilité, mais l’individu qui doit la faire la refuse. C’est une situation déjà connue en traçabilité qui apparaît selon l’adage : « tout le monde a besoin de traçabilité, mais personne n’en veut » et ne veut ni changer son attitude, ni avoir du travail et des contraintes en plus. Le piège méthodologique ici est de négocier et donc de réduire la portée du système en le rendant soit presque inutile, soit tellement complexe qu’il en devient inutilisable. Il y a un niveau minimal en termes de fonctions qu’il convient de maintenir en démontrant l’enjeu de répondre à ces besoins et une certaine autorité pour modifier l’organisation existante, quitte à en passer par une obligation. Dans beaucoup de secteurs industriels, pour ne pas dire tous, la traçabilité est une obligation réglementaire et plus précisément une obligation totale de résultat fonctionnel qui permet au professionnel de définir ses moyens pour y parvenir.

Ce qui conduit à un autre piège lié à ce même paradoxe, la considération d’un système de traçabilité seulement comme une contrainte, que ce soit lors de sa conception comme lors de son utilisation. Donc, peu de personnes vont s’occuper de concevoir le système avec peu de temps et de moyens et au final, il y a aura des critiques, car les autres personnes qui vont l’utiliser ne seront pas satisfaites. Ce piège arrive souvent dans un cadre normal industriel, alors cela risque d’être pire dans ce cadre très particulier quand il s’agit de toute la population d’un pays !

Ce piège renvoie à l’inversion méthodologique présentée au début, à savoir commencer par la technologie en croyant que la technologie fait tout toute seule, sans effort et sans contrainte. Ce qui est faux bien entendu et provient du piège informatique ou de la technologie « magique ». L’IA et la Blockchain sont en ce moment à la mode, comme la RFID dans les années 2000 … Mais la traçabilité est un système qui s’organise avec des actions humaines et au moins deux temps incontournables : faire la trace et puis l’exploiter. Ce qui implique des moyens importants pour traiter l’information et pour y apporter une réponse avec un résultat vital à la clé. Où sont traitées les données ? Sur le territoire français ? Par quelle structure ? Le résultat du traitement est-il rapide et sûr ? A quel niveau ? L’identifiant crypté est-il inviolable ? Dans des circonstances normales, développer un système de traçabilité passe par la définition d’un cahier des charges fonctionnel basé sur une stratégie avec des process et des procédures validées. Qu’en est-il aujourd’hui ?

De plus, la traçabilité est un sujet qui fait peur, surtout en matière de liberté, au-delà de l’organisation, il y a la démonstration du respect de la liberté, de la fiabilité, de la sécurité pour en arriver à l’engagement d’une entité en termes de responsabilités. Une responsabilité en cas de défaillance, une responsabilité dans l’entretien et l’évolution de l’application et enfin une responsabilité des conséquences de l’usage de ce système y compris des risques d’usages frauduleux. En ces temps de cybercriminalité, avoir toujours le Bluetooth de mon téléphone activé est dangereux. Supposons aussi qu’il y ait un « bug » dans l’alerte de contamination ou qu’il soit possible, malgré le protocole à l’acronyme très « français » (ROBERT), de découvrir le numéro de téléphone de personnes contaminées qui m’auraient peut-être infecté ? Quand cette application sortira, il sera donc utile qu’une cyber police y soit associée [3].

Toujours en matière de liberté, il est très paradoxal d’accepter d’être tracé depuis longtemps et systématiquement par ma carte de fidélité, le GPS de mon véhicule, par des API, sur les réseaux sociaux et par des cookies sur Internet et de refuser cette traçabilité des contacts humains, même si elle peut sauver des vies et qu’elle est temporaire. C’est pour cela semble-t-il que la géolocalisation a été abandonnée, alors que c’est une information très utile et par le bornage des antennes relais, cela permettait d’éviter l’activation du Bluetooth. Par ailleurs, il reste tout à fait possible d’être contaminé par un objet souillé et pas par un être humain ! De plus, en matière de liberté versus données personnelles, et sans être juriste, je m’interroge quant au statut des données de traçabilité des contacts humains qui sont à mon avis une nouvelle catégorie de données personnelles que je n’aurai jamais eu sans cette application. En effet, si je ne connais pas les personnes avec qui je suis en contact, est-ce encore du ressort strict de ma vie privée ?

Au bilan, comment faire avec ces pièges ? C’est une question de pilotage et d’équilibre entre la démonstration de l’intérêt, une sorte de Proof Of Concept étendu et de confiance dans la structure qui la met en œuvre par son engagement. C’est une question aussi de comprendre les besoins spécifiques de chaque population avec sa culture et son affect et aussi le contexte technologique et matériel. Nous manquons cruellement de masques et de gel hydro alcoolique et surtout de test de dépistage, mais nous avons la carte VITALE, un excellent réseau d’antennes relais et un réseau de médecins de ville extraordinaire qui peut aussi par un simple questionnaire recueillir de précieuses informations, comme l’a défini l’OMS en 2014 durant la crise du virus EBOLA en Afrique de l’Ouest.

Un peu de fond : du paradoxe aux amalgames

Avec du recul et grâce à mon travail au sujet de la crise du sang contaminé, et durant les crises de l’ESB et des OGM, cette nouvelle crise soulève à mon avis deux amalgames de fond.

En premier, il y a l’amalgame crise – traçabilité, à savoir que la traçabilité apparaît toujours dans une crise. Est-ce pour autant un outil de crise ? Pas totalement à mon avis. Tout d’abord, il n’est pas possible de développer entièrement un système de traçabilité en temps de crise, c’est comme un extincteur, il est nécessaire de l’avoir avant pour l’utiliser. Ensuite, toute seule, la traçabilité est loin d’être suffisante. Un système de traçabilité ne peut répondre sans test, sans prise de température et sans masque notamment. C’est seulement un outil et malheureusement un cache misère, comme durant la crise de l’ESB, qui engendre une offre concurrente de systèmes sur un fond d’enjeux malsains, comme il en a été le cas aussi durant la crise du sang contaminé au sujet du test du VIH. Pour les OGM, il s’agissait d’une introduction humaine d’une nouvelle variété végétale qui modifiait l’écosystème de la culture à l’être humain sans que personne n’en connaisse le résultat. A posteriori, ces crises ont révélé à chaque fois un manque de traçabilité antérieur qui a participé au déclenchement de la crise. C’est à mon avis le cas ici, où déjà pour des questions de terrorisme, il avait été mis en évidence un manque de traçabilité des voyageurs et on ne peut que constater un manque de traçabilité des animaux vendus sur le marché à WUHAN, y compris de traçabilité des contrôles sanitaires, avec la traçabilité des agréments des vendeurs. Donc, aujourd’hui, la traçabilité des contacts humains est plus une mesure par défaut qu’une mesure de crise.

En second, il y a l’amalgame chercheur public – scientifique – expert. Cet amalgame existait avant cette crise et se retrouve ici exacerbé. Tout d’abord, pourquoi, en France au moins, un scientifique est forcément et uniquement un chercheur d’un laboratoire public ? Qu’est-ce qu’un scientifique ? A mon avis, ce n’est pas réductible à un chercheur du public. On peut être scientifique sans être chercheur. Je suis troublé quand je remarque que tous les scientifiques qui entourent le Président de la République ne sont quasiment que des chercheurs du public. Ce qui me trouble d’autant plus, c’est quand un collectif de chercheurs du public en informatique [4] datant du 1er avril dernier se lance dans le développement d’une application de traçabilité des contacts humains. Cette initiative est louable et méritante, mais ces chercheurs ne sont pas des praticiens en traçabilité. C’est pourquoi cette crise aurait besoin aussi de praticiens non seulement en traçabilité, mais aussi dans d’autres domaines aussi tels que des praticiens en désinfection, en gestion de crise, en informatique industrielle, en supply chain, en NRBC ou encore en droit.

Ensuite, ce n’est pas parce que l’on est un scientifique que l’on est un expert. C’est un titre qui n’est pas protégé et qui provoque souvent de grands débats. Comment attester que l’on est expert ? Je tiens à faire remarquer ici qu’un expert de justice est considéré comme un technicien apportant son concours à la justice en éclairant le Juge. Je trouve cette définition très saine et très pertinente. Un processus transparent de sélection aurait aussi été utile, avec un devoir de réserve et une revue préalable des conflits d’intérêts, ce qui aurait peut-être éviter des débats sans fin et des luttes d’ego, y compris sur les plateaux télé. Enfin, si les membres de ces comités d’expert sont quasiment tous des fonctionnaires, sont-ils totalement indépendants vis-à-vis du gouvernement ? Je n’en suis pas convaincu, en référence à l’épisode télévisuel dramatique suite à l’accident de Tchernobyl…. A mon avis, les craintes au sujet de l’application de traçabilité des contacts humains révèlent un manque de confiance. Derrière la peur de « Big Brother is watching you », se cache peut-être la peur de : « on nous cache tout, on ne nous dit rien » ?

Conclusion

En conclusion, je plaide pour une mobilisation des praticiens qui restent irremplaçables et nécessaires et je plaide aussi pour la constitution d’un cahier des charges et de modalités claires et transparentes d’évaluation pour choisir et surveiller cette application de traçabilité des contacts humains afin de garantir son bon fonctionnement. A mon avis, cette application StopCOVID [5] est un mal nécessaire pour un bien, et c’est mieux que rien, non ?

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M’écrire

Notes de lecture :

[1] D’autres définitions existent notamment juridiques, mais en termes de portée et d’antériorité, je la préfère aux autres.
[2] C’est aussi le cas pour les autres définitions qui s’inscrivent dans une obligation de résultats et non de moyens.
[3] La présence que je viens de remarquer aujourd’hui de l’ANSSI dans le projet de l’application StopCOVID est rassurante à ce sujet.
[4] Jusqu’à aujourd’hui, je ne savais pas que d’autres partenaires étaient associés à ce projet. Je découvre donc la nouvelle liste. Malgré les compétences reconnues de praticiens dans le conseil et l’IT de certains de ces partenaires privés, il n’en reste pas moins que la traçabilité n’est pas listée, et de ce fait, personne de ce projet n’est référencée à son sujet.
[5] Ou StopCovid, ou peut être AlerteCOVID.

Crédits photo : Geralt, Pixabay.